CI, LA-BAS, NULLE PART, EN MEME TEMPS : LE PARTAGE DES ESPACES SELON MELIK OHANIAN de NATHALIE DELBARD Parachute N°120 / 2005 Par ses sujets mêmes, à travers les personnes et les lieux qu’il convoque, le travail de Melik Ohanian prend précisément racine dans des espaces où une frontière se dessine, où s’active une tension entre des logiques antagonistes et ce, souvent au-delà des démarcations territoriales officielles. En partant à la rencontre de chômeurs, de demandeurs d’asile politique ou de dockers en grève, et plus généralement de zones où s’intensifient incompréhensions et distances socioculturelles, l’artiste produit une nouvelle cartographie du monde, qui met à jour la complexité des écarts qui, de manière plus ou moins souterraine, régissent nos rapports à autrui. Ce qui s’avère alors remarquable, et qui spécifie certainement davantage l’œuvre principalement filmique de Melik Ohanian, c’est la manière dont le dispositif d’énonciation du travail, suivant des modalités de conception et de présentation particulièrement opérantes, redéploie les enjeux de ce qui est à voir au sein de l’espace d’exposition. Non seulement le spectateur accède à des images lui révélant des territoires le plus souvent méconnus ou inaccessibles (là-bas), mais il est convié à en éprouver physiquement les enjeux, de l’endroit du globe où lui-même se trouve (ici). Plutôt que de faire oublier au spectateur sa «terre d’ancrage» (le lieu d’où il regarde), celle-ci est donc incorporée à la lecture de l’œuvre, la dualité perceptive ainsi générée permettant de garantir une recontextualisation permanente des images projetées et de reconfigurer en profondeur le rapport au monde de l’individu-spectateur. TENDRE A L’UBIQUITE C’est sur ce mode, par exemple, que se construit Peripherical Communities (2002), installation vidéo réalisée et exposée notamment à Séoul et à Paris, et née de l’intérêt porté par Ohanian aux zones urbaines situées à la périphérie des grandes métropoles. Afin de donner corps à ce travail, l’artiste a sélectionné dans un premier temps des habitants de cités qu’il a filmés en plan frontal, dans un temps limité, en train de pratiquer le slam. Ainsi, à travers le flot de ces mots chantés sans musique, de ces phrasés incisifs mêlant histoires personnelles et paroles scandées sous forme d’exutoire, se restitue au cœur de la ville la radicalité d’expériences advenues sur ses franges les plus éloignées. En outre, parce que l’artiste conçoit son projet comme une «pièce générique» dont l’un des enjeux essentiels consiste à exister au sein de différentes cultures en s’appuyant sur un protocole d’enregistrement se renouvelant à chacun de ses déplacements, il permet de nouer sur plusieurs plans le processus de constitution de l’image à sa mise en espace. D’abord, ce qu’il y a de commun à toutes les versions de Peripherical Communities, c’est que l’artiste élabore un montage «vertical», où, plutôt que de mettre bout à bout les slameurs, il choisit d’en superposer les images en ne faisant apparaître chacun d’eux que par intermittence, tandis que les voix se trouvent à l’inverse restituées dans leur intégralité sur des pistes sonores distinctes accessibles par casques d’écoute. Un tel principe de montage dissocié confronte simultanément le public à une vision partagée des slameurs (tout le monde voit la même image) et à une écoute absolument solitaire des mêmes protagonistes (chacun écoute un slam différent), ce qui exemplifie très subtilement la double posture, à la fois collective et individuelle, tenue par chacun au sein de la communauté. Enfin, avec beaucoup de pertinence, Ohanian décrypte un autre type de frontière, qui relève plus spécialement des usages sociaux, des attitudes adoptées face à l’image et à l’autre, suivant les cultures. En effet, l’artiste a imaginé son installation en fonction des pays concernés, le dispositif parisien étant celui de casques reliés à un écran unique sur roulettes (qui se déplace quotidiennement et qui agit comme un parasite auprès des autres pièces de l’exposition), tandis qu’à Séoul plusieurs petits moniteurs accrochés près du sol forment un cercle intime conviant le spectateur à retrouver la posture familière du corps accroupi. Dès lors, si, comme l’écrit Anne-Marie Duguet à propos de l’installation vidéo, «la méthode consiste à isoler et déployer dans l’espace les constituants élémentaires de la représentation pour les réorganiser, les repositionner ensuite, selon de nouvelles configurations», et si « ce faisant elle ressaisit la scène dans une dimension perdue à travers l’image, la rétablit dans sa tridimensionnalité, créant un espace pénétrable et praticable dans lequel peuvent se rejouer de nouveaux rapports1», l’originalité d’Ohanian tient assurément au fait que cette tridimensionnalité retrouvée ne dialogue pas seulement avec un espace artistique, mais avec un territoire culturel. De ce point de vue, la première des frontières remises en cause par Ohanian est peut-être celle de l’art lui-même (et de la place de l’artiste) dans la mesure où, d’une part, les films proposés n’ont de cesse de convoquer un dehors qui vient élargir son horizon et, d’autre part, parce que les dispositifs de monstration, dans le même temps, mobilisent en permanence la conscience du spectateur quant à ce qui détermine son regard, par-delà les critères esthétiques. Selon Jean-Christophe Royoux, le film chez Ohanian «n’est plus fait pour qu’on s’y absorbe, complètement hagards, pendant toute la durée de la projection, mais, comme dans certaines propositions du cinéma expérimental, il rend possible les allés et venus de notre attention entre tous les évènements qui composent la situation2». En remémorant au spectateur ses propres conditions d’existence tout en les confrontant à un ailleurs, c’est donc d’une autre exigence dont il est question, et qui est celle d’une véritable pensée de l’articulation entre ici et là-bas, passant par une expérience presque physique de la division et de l’éclatement. CE QUI SEPARE C’est pourquoi, sans doute, le travail de Melik Ohanian, dans son ensemble, s’attache à des individus et à des communautés fortement exposés à l’exclusion et, de fait, poussés à la nécessité d’une adaptation constante au réel, comme le suggère simplement cette image (Stretching Picture, 2002) dont le motif oriental imprimé en transparence est amené à se déformer et s’ajuster aux formats des vitrines où il se trouve successivement exposé. N’est-ce pas aussi une telle injonction à l’adaptation à tout prix, produisant cette frontière entre celui qui travaille et celui qui ne travaille pas, que subissent ou refusent les chômeurs et les grévistes? Une pièce telle que The Hand (2002) donne à voir et entendre quelque chose de cet ordre, dans la sobriété même du claquement de ces mains d’hommes sans emploi que l’artiste est allé filmer en Arménie. À travers l’éparpillement des écrans (neuf moniteurs d’un «mur d’images» répartis au sol pour autant de paires de mains apparues sur fond d’un sol en béton), par le dépouillement de plans fixes à l’intérieur desquels les mains se scrutent, s’abandonnent modestement à l’écran pour soudain lâcher leur unique battement, se manifeste peut-être autant le désoeuvrement d’hommes qui attendent des jours durant, dans le sous-sol d’un cinéma arménien, que l’on veuille bien leur donner une tâche3, que la non résignation, le refus de laisser ces mains inactives, malgré tout. Et là encore, il s’agit d’en faire l’épreuve de manière presque intestine, à la fois par le principe de morcellement de l’installation renvoyant à l’éclatement communautaire (où se situer encore lorsqu’on ne travaille plus), mais aussi par le plan subjectif de la caméra qui met le corps du spectateur face à des mains non pas tournées vers lui, mais bien orientées comme si elles étaient siennes. Ainsi «accroché» par le dispositif imageant, également interpellé par le claquement des paumes les unes contre les autres, le spectateur se voit comme traversé par la fêlure que racontent ces mains anonymes et ballantes. C’est par un processus assez analogue que White Wall Travelling cherche à capter le regard, puisque ce long travelling en trois séquences, réalisé en 1997 pendant la grève des dockers de Liverpool à l’intérieur de la zone portuaire, achemine le spectateur au cœur même des quartiers désertés, lui faisant partager un temps de rupture dans l’histoire industrielle, la fin d’une ère. À nouveau, la mise en œuvre, dans sa très grande promiscuité à ce qui fût un lieu névralgique d’échanges et de flux migratoires4, dans la façon dont elle le traverse de part en part et précipite un espace dans un autre, parvient à rendre le regard plus concerné par cet ailleurs. Paradoxalement, les paroles des dockers articulées à l’image, qu’il s’agisse d’une conversation entre trois des grévistes ou l’énumération monocorde de slogans utilisés pendant les manifestations, ne font que renforcer ce sentiment d’un temps à part («temps libéré» pour reprendre les mots de l’artiste), qui inscrit avant tout mais sans nostalgie une certaine forme de mise à l’écart. Plus généralement d’ailleurs, l’isolement social demeure une question essentielle chez Ohanian. Sign Word Book (2003) par exemple, à travers le problème de la langue auquel les populations immigrées sont les plus exposées, pose la question de l’impossibilité de l’échange et de ses conséquences; composé des pages du dictionnaire Larousse aux définitions effacées par un groupe de réfugiés arméniens en demande d’asile politique, cet ouvrage, bien que revendu à leur profit, manifeste surtout une impasse, un manque, qui est celui de la non connaissance d’une langue au sein d’un pays étranger (et qui s’avère d’autant plus handicapant lorsqu’il s’agit d’entreprendre des démarches de régularisation). NULLE PART À l’image de ces pages blanches en attente de définition, il semble donc que quelque chose de l’ordre du «nulle part» finisse toujours par se dégager subrepticement des images et des sons que glane et agence l’artiste, pointant l’échec de tout individu comme de tout territoire à se restreindre et se circonscrire. Ainsi Island of an Island (1998-2001), qui rend compte de l’émergence, au large de l’Islande, d’une terre volcanique ouverte à la seule communauté internationale scientifique, en constitue un véritable paradigme. Que nous montre l’artiste dans ce travail? D’une part, un film, vue panoramique qui «tourne autour» de l’île de Surtsey, projeté sur trois écrans; dans le même espace, au sol, une fleur lumineuse qui s’évanouit et se recompose pour dessiner de manière animée des frontières entre les visiteurs, et dont le tracé reproduit celui d’une espèce végétale apparue très tôt sur l’île puis disparue; au plafond encore, cinq miroirs convexes dans lesquels se reflètent les images de la fleur et des spectateurs; d’autre part enfin, se trouve à l’entrée un livre, composé de photographies, d’études scientifiques réalisées sur place et d’extraits de presse parus lors de l’éruption en 1963… Par définition, toute île est un espace clos, encerclé, mais ici, elle se trouve constamment dépliée, démultipliée par la variété des angles d’approche et par les mises en abîme successives du dispositif prismatique. Si Surtsey, par son caractère unique de territoire vierge, se fait donc le lieu de toutes les projections possibles (comment ne pas être saisi par la photographie de ce journaliste, premier arrivé sur les lieux, brandissant fièrement son drapeau «Paris-Match»!), et si, inversement, alors qu’elle échappe à l’appropriation nationale, elle se voit interdite au public, Island of an Island nous la rend justement accessible par fragments, dans son décentrement même. Face à l’idée d’une frontière qui distingue, sépare, délimite, l’artiste tente de recomposer le réel, d’en déplacer les contours et d’en faire résonner les accès, tout en soulignant la nature dissolue d’une telle reconfiguration. En ce sens, le non-lieu de Surtsey est l’emblématique «nulle part» du travail d’Ohanian, celui qui lui permet de signifier toujours plus la relativité même du monde. VERTIGES Et cette relativité, l’artiste ne se restreint pas, précisément, à l’instaurer entre deux communautés, deux sphères d’influence ou deux nations, mais en poursuit, d’une œuvre à l’autre, les vertigineux emboîtements. À cet égard, des pièces telles que Switch Off (2002) ou Freezing Film (2002), pour ne citer qu’elles, constituent des articulations tout à fait symptomatiques renvoyant l’individu bien au-delà de la surface du globe. Switch Off, par exemple, invite le spectateur à actionner un boîtier lui permettant d’accéder soit à un planisphère sur lequel apparaît la répartition de la production mondiale de lumière électrique, soit à la représentation d’une lointaine constellation du système solaire (appelée «l’Atelier du Sculpteur»), l’alternance des deux visions débordant l’échelle humaine pour placer le spectateur au cœur d’un va-et-vient insoluble entre terre et univers. De même, Freezing Film5, travail composite réalisé à partir d’une collecte d’images de la planète Mars récupérées sur Internet, dessine une diagonale inattendue entre l’espace diffus du Web et ce point si éloigné de nous que demeure la planète rouge. Pour rejoindre Élisabeth Wetterwald, «il s’agit d’une tentative d’appréhension de l’espace qui reste inaccessible malgré la familiarité du dispositif et la proximité apparente6», puisque le spectateur est là encore convié à utiliser une sorte d’interrupteur afin de figer l’image et d’accéder à des bribes de texte qui restent néanmoins très parcellaires. Et si la structure en béton de Freezing Film, imposante rampe au centre de laquelle se tient l’écran, semble lester l’image dans l’espace, elle n’en devient par contraste que plus insolite et inatteignable. À l’heure de la circulation intensive et de la retransmission des images à l’échelle planétaire, le caractère morcelé et lacunaire de Freezing Film peut paraître déroutant. Mais sans doute explicite-t-il bien le risque qui consisterait à croire qu’il suffit d’un satellite pour être partout à la fois et de penser qu’il en va de même pour chacun au sein d’une globalité rassurante. Les représentations que propose Ohanian, au contraire, disent l’absence d’unité du réel et notre incapacité à l’embrasser tout entier, comme en témoignent ces photographies accumulées par l’artiste sans jamais qu’il ne soit donné d’indication de lieu ou de temps (Selected Recording). «Être sujet, c’est reconnaître le caractère kaléidoscopique du sol sur lequel on est enraciné; c’est prendre conscience de la multiplicité qui nous habite7», rappelle Jean-Christophe Royoux. Ainsi, l’œuvre de Melik Ohanian, dans sa globalité, ne peut que tendre à une reconfiguration profonde de la notion de frontière, pour en désunir l’autorité arbitraire, pour la soumettre aux multiples visages du monde. Dans un tel projet, le point unique n’existe pas, il est perpétuellement contrebalancé par d’autres, déporté vers des trajectoires plus transversales. Rappelons pour finir le dispositif extraordinaire que la récente pièce de l’artiste, Seven Minutes Before (2004)8, met en jeu: sept écrans les uns à côté des autres forment un mur de 28 m de long qui rend compte d’un tournage en sept caméras, dispersées dans un même espace, traçant simultanément et en temps réel leur propre chemin et ne se rejoignant que pour filmer un accident, zone de collision de tous les regards. «Désormais, c’est “ici et là” que les choses ont lieu, c’est donc aussi “ici et là” qu’un art est possible. Tel est précisément le commun: ce qui ne se manifeste pas en un lieu donné9», écrit Pierre-Damien Huyghe. L’œuvre Seven Minutes Before, qu’il est impossible de saisir dans son intégralité, qui transgresse littéralement toutes nos habitudes de lecture tant elle libère l’espace en le disloquant, illustre peut-être mieux qu’aucune autre ce mode propre au travail de Melik Ohanian, qui met tout simplement en partage la dimension éclatée de nos territoires contemporains. NATHALIE DELBARD ------------------------------------------------------ Nathalie Delbard est maître de conférences en arts plastiques à l’IUFM de Lille. Plasticienne, critique d’art spécialisée en photographie contemporaine, elle collabore à différentes revues telles que Parade ou La Voix du Regard. Ses recherches portent notamment sur la dimension politique des pratiques photographiques, à travers les processus de constitution, les dispositifs d’exposition et de diffusion de l’image. ------------------------------------------------------ NOTES 1. Anne-Marie Duguet, Déjouer l’image, Créations électroniques et numériques, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 2002, p. 24. 2. Jean-Christophe Royoux, «Vers le temps zéro, ou le cinéma à rebours de Melik Ohanian», Melik Ohanian, Kristale Company, Orléans, Éditions Hyx, 2003, p. 20. 3. Voir Anne Bertrand, «Main-forte», Melik Ohanian, op. cit. , p. 88. 4. Voir Jean-Christophe Royoux, op. cit. , p. 18. 5. Coming Soon, Freezing Film, Welcome to Hanksville, constituent les trois volets d’un vaste travail en lien avec la planète Mars. 6. Élisabeth Wetterwald, «Olivier Bardin, Melik Ohanian», Art Press, n° 278, avril 2002, p. 75. 7. Jean-Christophe Royoux, op. cit. , p. 64. 8. L’œuvre Seven Minutes Before a été exposée à la 26e biennale de São Paulo en 2004, et sera présentée au Musée Nationale des Beaux-Arts de Québec à l’occasion de l'exposition «Raconte-moi» (6 octobre 2005 – 9 avril 2006). Ne pouvant y faire ici qu’une très brève allusion, tant sa complexité mérite une analyse approfondie, je me permets de renvoyer au texte éclairant de Léa Gauthier, «Ondes de choc», Mouvement, n°30, septembre – octobre 2004, pp. 86 à 93. 9. Pierre-Damien Huyghe, Du commun, Philosophie pour la peinture et le cinéma, Belval, Éditions Circé, 2002, p. 117. http://www.parachute.ca/public/+100/120.htm