Musée national Pablo Picasso La guerre et la paix, Vallauris Melik Ohanian Concrete Tears, 3451 2006 / 2012 Exposition organisée par les musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes et la Réunion des musées nationaux – Grand-Palais dans le cadre de la manifestation en trois volets Exils Réminiscences et Nouveaux Mondes 24 juin – 8 octobre 2012 Musée national Marc Chagall Musée national Fernand Léger Musée national Pablo Picasso La Guerre et la Paix Entretien entre Melik Ohanian, artiste, et Diana Gay, conservatrice du musée national Fernand Léger DG : Votre exposition prend place dans la nef romane de la chapelle du château de Vallauris, devenue depuis 1959 le musée national Pablo Picasso, La Guerre et La Paix. Vous avez déjà réalisé des projets in situ dans des monuments, notamment à l’abbaye cistercienne de Maubuisson (Val d’Oise) en 2008.1 A l’occasion de la manifestation Exils qui se déroule durant l’été 2012 dans les trois musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes, comment concevez-vous l’intégration de votre oeuvre Concrete Tears, 3451 dans ce lieu ? MO : C’est toujours intéressant de travailler dans les lieux chargés d’histoire. En 2008, l’expérience à l’abbaye de Maubuisson a été passionnante. En aucun cas, il ne s’est agi d’une confrontation entre le passé et le contemporain mais plutôt d’une coexistence entre les deux, tel un système vibratoire. Dans les deux cas, j’ai abordé la relation au lieu par le biais du matériau. Dans le Val d’Oise, l’intervention consistait dans le déploiement, à partir des poutres en bois de la grange aux dîmes, d’un hamac géant de 41 mètres de long, El Agua de Niebla. Ce tissage manuel, réalisé par les habitants d’un village du Yucatán, constitue au final une ligne atemporelle en suspension. Il convoque dans un même lieu et dans un même temps l’éloquence du monument lui-même, nous renvoyant à un savoir-faire passé et à un geste traditionnel pratiqué par les Mexicains d’origine maya du Yucatán. C’est bien ce qu’il se passe entre les deux qui m’intéresse. De les (sa)voir présent ensemble. Comme si ces deux gestes étaient, pour un temps, les acteurs d’une dramaturgie du présent. Pour Vallauris, c’est différent. La chapelle est une architecture à caractère religieux, mais surtout, un artiste, Pablo Picasso, est intervenu en y laissant une oeuvre pérenne qui en définit aujourd’hui l’identité même. Lors de mes premiers pas dans la chapelle, j’ai eu une sensation étrange. J’imaginais si facilement la présence de Picasso dans le lieu que cela en était troublant. Rien de mystique ! ... Simplement, je le voyais ici, fixer les planches peintes sur les murs et le plafond voûté de la chapelle. Nous n’avons pas souvent ces sensations. C’est le type de sensations qu’on peut avoir quand on visite l’atelier d’un artiste, par exemple, mais pas forcément quand on approche l’une de ses oeuvres … Picasso n’a pas réalisé ici son oeuvre la plus importante mais tel n’était pas l’enjeu. Il s’agissait en réalité de la faire là. Il a ouvert la voie de ce lieu, et son geste incarne bien tout l’engagement politique dans lequel il se trouve alors. Un geste plutôt qu’une exposition. Très tôt, en visitant le lieu et en pensant à la thématique de l’exposition Exils, j’ai repensé à un travail que j’avais commencé en 2006 mais que je n’avais pas achevé dans sa version complète. La lumière, la verticalité, les matériaux du lieu et, bien entendu, la présence du mural de Picasso m’invitaient à formaliser la version complète de Concrete Tears, 3451. Je travaille souvent comme cela. J’attends le moment où l’oeuvre pourrait résonner, ou raisonner, dans ou avec le lieu de son exposition. Ce qui est intéressant dans ce type d’approche, c’est comment, dans un premier temps, le lieu semble conditionner l’oeuvre mais aussi comment le lieu, pour finir, semble également produire l’oeuvre. Il s’agit d’une intervention in situ, où l’oeuvre se révèle, interroge autant qu’elle révèle le lieu ou le questionne. Mais cela ne veut pas dire que la réalité de l’oeuvre n’est faite que pour ce lieu. J’aime à penser que l’oeuvre devra par la suite trouver un autre lieu de résonance, tout en contenant les premières conditions de son exposition. Là et ailleurs. DG : Suite à votre exposition monographique à Villeurbanne en 2006 2, comment s’inscrit dans votre parcours l’oeuvre qui a été produite pour Exils ? Pourriez-vous nous expliquer son titre ? MO : Je ne sais pas si les titres s’expliquent mais Concrete Tears se traduit littéralement en français par « larmes de béton ». Le titre complet est Concrete Tears, 3451. Ce chiffre renvoie à la distance kilométrique séparant l’Arménie, terre d’origine, et la France, territoire d’accueil. Plus particulièrement, cette distance correspond précisément au kilométrage entre mon atelier de Pantin - dans lequel je vivais au moment de la création de la pièce - et le lieu d’un projet que je développe en Arménie depuis 2005 et qui se nomme DATCHA Project. Ces deux points sont peut-être un prétexte. Ils évoquent une distance, ou un écart symbolique mais que je voulais, tout à la fois, bien réel. Cette distance renvoie, bien entendu, à mes origines. Elle est à lire en relation à ce passé, à ce trajet et au récit de ce dernier, avec lequel nous avons grandi. Si cette distance représente la mesure de l’espace qu’induit l’exil, cet espace qui sépare un point de son origine est une réalité bien présente. Ensuite, c’est une opération de transposition. J’ai voulu incarner cette mesure en transposant ce nombre par autant de larmes qui s’inspirent de celles que nous observions couler sur les joues de nos grand-mères, figurer une architecture du drame. Souvent dans mon travail, il est question de territoire. Un territoire que je considère toujours comme une surface de projection, l’oeuvre comme réceptacle3. Dans Concrete Tears, 3451, ce qui fait territoire est ce volume de 3 m3 suspendu dans l’espace, où le vide compte autant que le plein. Où l’interdépendance de l’un et de l’autre ne se combine que dans leurs suspensions et dans le jeu de leurs réflexions dans la structure portante où tout semble s’inverser, encore. En 2006, dans l’exposition Let’s Turn or Turn Around à l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, était présentée Concrete Tears dans une version fragmentée. Ces quelques lignes de larmes de béton fonctionnaient comme un motif, comme un filtre au travers duquel on pouvait, par moment, approcher l’exposition et ses éléments. C’était ma première exposition monographique importante. Elle comprenait la présentation d’environ 26 travaux. Ayant grandi à Villeurbanne, c’était intéressant et touchant d’être invité à l’IAC pour montrer ces oeuvres produites dans différentes parties du monde … Dans l’exposition, trois oeuvres supplémentaires évoquaient plus ou moins directement ces origines arméniennes : The Hand (2002), une installation vidéo de neuf moniteurs synchronisés dont la vidéo avait été tournée à Erevan en Arménie ; plus loin, un poster qui énonçait le statement du DATCHA Project - une zone de non-production et un projet au long terme développé en Arménie depuis 2005 ; enfin, You Are My Destiny - Comment (2003) qui était le commentaire d’une exposition monographique réalisée en 2003 à Atlanta, aux Etats-Unis, et qui avait pour point de départ et pour sujet mon propre nom. Dans ce dernier projet, je me suis risqué à réfléchir à la dimension biographique de la production d’une exposition. La position citoyenne, politique, individuelle, collective et artistique se côtoyaient, se confondaient et se questionnaient tout au long de la réalisation du projet, et ce, jusqu’à son exposition pour laquelle, finalement, je me suis retrouvé contraint de boycotter son vernissage. Ces relations plus ou moins tendues entre, d'une part, la petite histoire - le biographique - et, d'autre part, la grande histoire - déclenchement de la guerre en Irak quelques jours avant le début de l’exposition - questionnaient sans cesse l’incidence de l’une sur l’autre jusqu’à atteindre un point de basculement. Toutes ces liaisons avec cette origine m’intéressent dans mon travail dans la mesure où elles semblent contenir une dimension universelle. DG : Exils propose deux volets : Réminiscences au musée national Marc Chagall et Nouveaux Mondes au musée national Fernand Léger. Comment vous inscrivez-vous dans cette polarité ? En tant qu’artiste, quelle place donnez-vous à l’Histoire ? MO : J’appartiens à la troisième génération d’un exil qui a été important, violent et à la destinée multiple. Il ne venait pas d’un choix. Il s’apparentait plus à une échappée, qui allait produire un déracinement profond. Il me semble vivre au jour le jour avec cette notion, elle m’habite, me constitue mais comme une chose sur laquelle j'ai peu de prise. Je n’en suis ni l’initiateur ni le réel acteur mais plutôt un descendant. Nous avons grandi avec et dans une transmission. Nous sommes passés de l’état de victimes, de l’envie de nous venger - je pense ici aux actes terroristes des années 70 et 80 – à celui aujourd’hui d'être dans la mémoire et son organisation, dans une culture de la mémoire. Dans une chose plus profondément politique, dans laquelle l’un est plus que jamais l’élément responsable de l’autre. Comme vous le savez, cette histoire, ou ces réalités passées, ont du mal à appartenir officiellement à l’Histoire car certains s’y opposent depuis près de 100 ans. Tout cela a agi en arrière-plan dans mon travail et dans son questionnement. L’idée de porter une culture sans territoire et de considérer le territoire comme une surface permanente de projection me semble provenir de là. Être, l’effet de ce drame, et dans l’effet de cet exil. Cette relation entre le fait historique et son effet m’intéresse beaucoup. C’est d’ailleurs par cet axe que j’ai appréhendé la proposition pour la réalisation du Monument du Génocide des Arméniens à Genève qui devrait être inauguré en 2013. Un Monument qui rend hommage à l’effet du drame plutôt qu’au fait historique. Comme je l’ai écrit à ce propos, il s’agit d’un « Je me souviens » dont la forme transitive disparaît pour devenir un « Je me souviens ». Face aux polarités thématiques de l’exposition, il semblerait que Concrete Tears, 3451 s’inscrive entre les deux, comme une mesure de ce qui réside entre ces deux pôles. Une matérialisation de cet écart… entre la mémoire et la projection… un passage de l’émotion à la conscience… DG : Faites-vous une distinction entre thèmes et variations ? A titre d'exemple, Concrete Tears (2006) et Concrete Tears, 3451 (2006/2012) constituent-elles des oeuvres distinctes ou des variantes d'une oeuvre en cours ? George Kubler a rédigé un ouvrage fondateur sur ce sujet.4 Poursuivant sa réflexion esthétique, Nelson Goodman et Gérard Génette identifient le temps comme un axe ontologique de certaines propositions contemporaines, dépassant ainsi la notion d'oeuvre fermée, close sur sa matérialité. Certaines oeuvres seraient la somme de toutes leurs occurrences. MO : Chaque production est un jalon, un point, qui fait partie d’un ensemble. Il y a des moments où l’on estime qu’une étape devrait être considéré comme la marque d’un temps ou d’un espace en pointillé. Depuis Lets Turn or Turn Around en 2006, je pratique ce que j’appelle les Comment qui sont des oeuvres à part entière mais qui proviennent d’une oeuvre principale. C’est une méthode qui cherche un statut à ce qu’on considère souvent pendant la production d’une oeuvre comme des actes ou des temps périphériques. C’est le lieu d’une décantation, d’où apparaît par exemple, un post-scénario, la partition d’un espace/temps, une extension, ou le déploiement d’un élément contenu et qui appelle à une certaine autonomie. Si j’ai conscience que cette méthode ressemble parfois à une opération de réduction, sa réalité me semble plutôt jouer comme des contre-points ou des points complémentaires, des points d’accès … DG : Pourriez-vous nous parler du DATCHA Project ? Quelle place prend la réalisation matérielle dans votre projet esthétique ? MO : Ma production est très variée. Ce sont souvent des aventures ou des explorations. La production de ces oeuvres peut parfois paraître complexe et demande une attention particulière. Tout ne réside pas dans la forme. Une partie se trouve dans son propre protocole et dans son énoncé. La réalité qu’elle convoque ou déclenche me semble souvent aussi importante que l’oeuvre formelle à laquelle elle donne lieu. Pour le DATCHA Project, il s’agit bien de produire une réalité. Une chose qui s’inscrit véritablement dans le lieu, et pour le lieu, tout en voulant être un ailleurs. Une temporalité dans laquelle sont invitées un certain nombre de personnes qui ne se connaissent pas. C’est un lieu qui se définit par ce qu'il s’y passe, ce qu'il s’y joue et ce qu'il s’y développe. Le DATCHA Project s’inscrit dans une position de résistance depuis 2005 face à une certaine idée dominante de l’art, où l'on a tendance à oublier le champs de l’expérience pour privilégier celui de la réussite. Je l’ai toujours pensé comme une forteresse. Comme la chose qui devrait savoir résister. Quelque chose qui a à voir avec l’idée de minorité …